Peur et rejet des médicaments psychotropes : la dépendance

Les médicaments psychotropes suscitent une peur de la dépendance. Ils font souvent l’objet d’une méfiance, parfois d’un rejet et à l’extrême d’une haine plus ou moins rationnelle. Le psychotrope est souvent vécu comme une drogue.

La grande inconnue dans  la pratique d’un médecin psychiatre-prescripteur est : quel sera le devenir de cette prescription ? Comment la personne va-t-elle investir le traitement proposé ? De plus, si le traitement doit être prolongé, quelle place prendra-t-il dans la psyché et dans l’équilibre à long terme de l’individu? L’acceptera-t-il ? De quelle façon? Avons-nous une possibilité de la prévoir de façon à ajuster notre attitude voire la prescription ?

Premières réactions lors de la prescription d’un psychotrope : le risque de dépendance

Le psychiatre perçoit dès le départ chez le patient une impression globale d’aisance ou de gêne à être venu consulter un psychiatre. Le temps passé entre le début des souffrances et le moment de la consultation est un premier indice. De même que le parcours antérieur à la consultation : refus, hésitation, attente, recherches et tentatives diverses.

La réaction de la personne, au moment où nous énonçons la nécessité, selon nous, de prendre un traitement psychotrope est un premier indice. Des questions sont posées  fréquemment. “Ah bon, mais combien de temps faudra-t-il les prendre ?”  “Est-ce que je ne vais pas devenir dépendant ?”  “Mais ce sont des produits chimiques, des drogues..?”  “Est-ce qu’il n’y a pas d’autres moyens ?”

Parfois, la crainte d’une fatalité familiale,  lorsqu’il existe des antécédents connus de suivi psychiatrique dans la famille, se fait sentir.

Mais il arrive aussi que le rejet du psychotrope s’exprime plus tard

  • par une absence à la consultation suivante
  • par des oublis fréquents des médicaments
  • par une interruption inopinée et peu expliquée du traitement
  • ou encore : à un moment l’arrêt du médicament est vécue comme une évidence : “puisque je vais mieux, c’est que je peux m’en passer.. “. Ce qui implique une méconnaissance : celle que le médicament est pour l’instant actif.
  • quand un effet secondaire est apparu dont le désagrément, parfois minime, se transmute en inquiétude.

Les psychotropes font peur : surtout aux  patients mais aussi aux aidants et aux médecins généralistes. Ils sont souvent mal à l’aise avec les psychotropes taraudés par la crainte de faire mal et surtout de trop prescrire. De ne pas savoir si l’état du patient est suffisamment sérieux pour justifier une prescription. Ou encore de ne pas savoir quand et comment arrêter une prescription avec la crainte de participer à l’installation d’une dépendance physique ou psychique.

L’entourage suscite souvent des réactions de rejet des psychotropes

L’entourage du patient ne se prive pas de lui faire la morale en affirmant que ce sont des médicaments toxiques pour le cerveau. On a lu tel ou tel article ou vu des témoignages sur les réseaux sociaux… Il y a souvent une autre connotation morale suggérant la faiblesse morale du patient : un effort de volonté suffirait, “donne-toi un coup de pied aux fesses”, mais aussi parfois : pourquoi pas des “méthodes douces” quelque soit l’importance du trouble psychique.

Dans le monde soignant, cette position ambivalente voire ce rejet des psychotropes existe aussi. Dans le monde psychanalytique, jusqu’à ces dernières années, la réprobation était unanime : il ne fallait compter que sur la parole, le transfert, l’élucidation du passé, l’élaboration psychique, l’interprétation.. Cependant, chaque psychanalyste gardait précieusement l’adresse d’un psychiatre à même d’intervenir avec des médicaments lorsque la situation devient dangereuse, préoccupante ou intenable sans risque.

Les psychotropes ont un statut à part dans l’imaginaire

Du côté des patients, le contraste est frappant : pour d’autres spécialités, peu sont choqués de prendre pendant de très longues périodes, voire pour la vie entière, de l’insuline, un traitement hormonal ou des médicaments de prévention cardio-vasculaire. Nulle honte ou culpabilité. Peu de diabétiques déclarent leur horreur d’avoir à se faire, tous les jours une ou plusieurs injections d’insuline. “Mon insuline” est vécue comme une alliée vis-à-vis de laquelle on n’a pas d’ambivalence. De même pour les personnes qui prennent des statines ou un traitement antihypertenseur. Elles peuvent parfois se plaindre d’avoir trop de comprimés à avaler chaque jour, mais globalement le médicament est vécu comme un allié indispensable de leur santé et de leur vie.

Mais lorsqu’il s’agit de médicaments psychotropes, de très nombreux patients se sentent humiliés, minorés à leurs propres yeux d’avoir à prendre un médicament antidépresseur, anxiolytique, somnifère ou neuroleptique pendant une longue période.

Une enquête sociologique sur la peur de la dépendance à l’égard des médicaments psychotropes

a été menée par Sylvie Fainzang, anthropologue, directrice de recherche à l’Inserm dans 2 études en 2007 et 2019.(1) (2)

Sa deuxième enquête dont il est surtout question ici a été menée en région parisienne auprès de 50 patient âgés de 25 à 85 ans, atteints de diverses pathologies. Sur une population hétérogène, d’une grande diversité sociale, culturelle et économique. Les enquêtes ont été conduites au domicile des personnes et parfois dans d’autres lieux à leur convenance. Les enquêtes ont consisté en entretiens libres, doublés, lorsque cela était possible d’une observation à domicile de leurs usages médicamenteux.

Il faut noter que la notion de dépendance utilisée par les personnes interrogées ne correspond pas à la définition des professionnels : la nécessité d’augmenter les doses de médicaments pour obtenir le même effet thérapeutique. Souvent, à l’arrêt brusque, des symptômes de manque apparaissent. C’est typiquement la définition de la dépendance (physique) aux benzodiazépines. L’idée d’une dépendance physique ou psychologique est peu exprimée.

Le rejet des médicaments : “la nécessité crée l’angoisse de l’asservissement”

L’auteure a rassemblé les réponses porteuses d’un certain nombre de significations souvent et fortement ressenties quant à l’usage régulier des médicaments.

  • Une nécessité vitale : être dans l’impossibilité vitale de « vivre sans ». Une patiente, atteinte de deux maladies chroniques sévères déclare : « les médicaments, c’est pas mes amis. J’aimerais bien les supprimer de ma vie, mais je ne peux pas m’en passer. Je ne peux pas faire autrement.”. Le rangement des médicaments traduit la hargne qu’elle nourrit à leur égard : « mes médicaments, ils sont là par terre, voilà comment je les traite. » (elle montre un sac plastique posé dans un coin de la pièce sur le sol.)
  • Un asservissement : une personne atteinte de maladie chronique déclare: « j’ai 15 médicaments différents, rien que pour le cœur et l’hypertension ! Alors, je ne voulais pas d’antidépresseurs, en plus ! Je ne veux pas en être dépendante… les antidépresseurs, moi, je n’en veux pas. On en devient complètement esclave de ces trucs là ! Alors qu’en fait, souvent on peut s’en passer ».
    “Maintenant, toute ma vie dépend de mes traitements… J’ai toujours bien pris tous mes médicaments au début, mais avec le temps, moi… les antidépresseurs, ça, j’ai arrêté.. Ça me fait peur. On devient complètement dépendant avec ça.”

La prise du médicament : “un vécu d’extrême contrainte”

  • la contrainte liée aux modalités de prise : « Ne pas oublier les moments de prise, ne pas se tromper,”… « je devais faire comme ça et pas autrement ! J’étais complètement esclave ! Alors, je l’ai arrêté, mais je ne l’ai pas dit au médecin.”
  • le refus de certaines contraintes : une personne prend un médicament pour une ostéoporose sévère. « Si j’ai des déplacements, je ne le prends pas. Le docteur m’a dit dans votre cas il ne faut pas voyager. Mais je veux pouvoir vivre ! Le soin doit s’intégrer à ma vie. Le médicament, je veux le faire rentrer dans ma vie : ça ne doit pas être le contraire ! »

La dépendance aux psychotropes : “se sentir affaibli et intoxiqué”

  • dépendance et temporalité : “mon médecin ne veut pas que j’arrête parce que j’ai de l’arthrose. Il me dit que je ne pourrai pas supporter les douleurs si j’arrête le Prozac. J’aimerais bien l’arrêter. J’ai peur à la longue qu’il y ait des réactions.”
    Un autre patient: « Il m’a donné des anti-inflammatoires, à prendre une fois par jour pendant un mois. Mais quand j’ai vu que c’était un anti-inflammatoire, j’ai refusé de le prendre, surtout si longtemps ! On devient dépendant de ce truc là ; on est obligé d’en prendre sans arrêt, pour plus avoir mal… »
  • perte d’immunité, affaiblissement du corps et toxicité : Une personne présentant une infection chronique dit que le médecin lui a dit « les trucs chroniques, y ‘ a rien à faire. », mais moi je me suis dit : « faut que je m’arrête ». Vaut mieux que j’arrête tous de suite parce que si je continue comme ça longtemps, mon corps ne va plus pouvoir s’en passer. Je serai complètement dépendante. Et quand j’arrêterai, j’attraperai toutes les infections ! Alors, j’ai complètement arrêté. J’avais peur de perdre tout immunité !”
  • Dans ces interviews, le recours substitutif à l’alcool ou au tabac, par ailleurs bien repéré dans les récits d’autres patients, qui trouvent ainsi un (mauvais) moyen de lutter contre l’angoisse ou l’insomnie n’est jamais évoqué. Alors que la création par soi-même d’une nouvelle dépendance est tout à fait assurée.

L’intrusion dans le psychisme : “dépendance, évitement et stratégies”

  • La dépendance est aussi celle de la pensée qui ne peut s’affranchir du traitement médicamenteux auquel le sujet doit constamment penser. « C’est très pénible d’être dépendant, de devoir y penser sans arrêt », dit une personne déplorant l’envahissement de sa vie mentale par son traitement, vu comme une astreinte, voire une entrave à sa liberté. La dépendance fait référence au risque de voir sa pensée occupée de façon abusive, colonisée par le médicament… C’est l’envahissement de la pensée (et non sa transformation) qui est vécu comme pernicieux.
  • l’élaboration de stratégies : il s’agit moins de se tourner vers des médecines douces ou des thérapies traditionnelles que de suivre d’autres modalités d’absorption par des stratégies d’évitement, de fractionnement et d’espacement des prises médicamenteuses dans l’objectif de juguler le risque de dépendance.
  • l’évitement : la peur de devenir dépendant pousse des patients à tenter de « s’en passer », ou « à tenir », sans médicaments, à la manière d’une expérimentation. « Souvent, je ne le prends pas. Je ne veux pas m’y habituer. Je veux voir si je peux tenir. »
    Une personne présente une stéatose du foie. Elle se demande pourquoi? « Chez moi, je pense que c’est dû aux médicaments. Mon corps, il s’y est tellement habitué, qu’il fabrique des mauvaises choses : mais malgré moi ! Puisque ce n’est pas à cause de mon hygiène de vie. »
  • le fractionnement ou l’espacement des prises : il s’agit d’un refus d’habituer son corps à une prise régulière. Pour une patiente, couper en trois son comprimé afin d’obtenir trois doses pour autant de prises vise à limiter l’intoxication induite par son traitement.

S’affranchir de l’emprise de l’industrie pharmaceutique

  • une tentative d’affranchissement (à l’égard de l’industrie pharmaceutique): une personne atteinte d’une affection cardio-vasculaire, d’une hypertension artérielle et d’un diabète dit : « je n’aime pas savoir que je suis dépendant du labo ! Avec les rapports d’avis sur les médicaments, on voit bien qu’il y a un lobbying médical qui fait  des pressions incroyables ! On nous pousse à consommer. Il y a une boîte de bandelettes et un stylo auto-piqueur. Mais il faut en acheter de plus en plus. Plus on se pique, plus il faut en acheter ! ». Un autre patient dit « je vais rarement au bout de l’ordonnance. Je sais que le médecin a des visiteurs médicaux, qu’il ne prescrit pas en toute indépendance. Alors, moi, j’ai toujours une arrière-pensée : s’il m’en donne pour 5  jours, 2 jours après, j’arrête. »

Le rejet de la dépendance, “une obsession contemporaine”

L’auteure rattache la peur de la dépendance à la forte individualisation des sujets contemporains dans l’espace occidental. Cette individualisation va de pair avec la diffusion des valeurs anglo-saxonnes : responsabilité et autonomie de l’individu.Les personnes interrogées semblent vouloir conduire leur vie comme elles l’entendent, en fonction de leurs propres choix, autrement dit de leurs propres lois, comme l’implique la revendication de l’autonomie. Ces lois s’appliqueraient aussi au fonctionnement physiologique.  “Être dépendant d’un médicament cristallise, un rapport à la fois physique, existentiel et politique à son corps.”

Ce souci de la non-dépendance qui était focalisé il y a 15 ans, sur les psychotropes, s’affirme à l’égard des autres classes de médicaments. Les scandales sanitaires divulgués ces 20 dernières années ont peut-être accentué cette position de méfiance.

On rapprochera ces hypothèses des thèses d’Alain Ehrenberg : la société actuelle contraint le sujet à un fort degré d’autonomie. Il ne tiendrait qu’à lui-même de se réaliser pleinement voire de se transformer. Alors, pas de médicaments..

Des déterminants culturels et religieux

dans la position de la personne à l’égard de l’usage des médicaments sont étudiés dans un autre article du même auteur (3). Ils feront l’objet d’un autre article dans Psyway.

Dans Psyway

Arrêt médicamenteux brutal : attention au sevrage

Sevrage d’un antidépresseur : comment et quand commencer ?

Comment et quand arrêter les anxiolytiques ? Pour un sevrage progressif

Les médicaments psy

Deux listes de médicaments psychotropes

L’Agence Nationale de Sécurité du Médicament

Sources

(1) Fainzang S., « Le spectre de la dépendance aux médicaments chez les usagers. Sens et enjeux d’une notion »Anthropologie & Santé [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 12 décembre 2018. 

(2) Fainzang S., « Dans le secret de nos armoires à pharmacie », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 53, no. 12, 2018, pp. 17-17.

(3) Fainzang S., Les réticences vis-à-vis des médicaments – la marque de la culture, Revue française des affaires sociales, 2007-3, p 193 La documentation française.

(4) Ehrenberg A., La fatigue d’être soi – Dépression et société, Odile Jacob Poche, Aout 2000

Donnez votre avis