Attachement et résilience selon Boris Cyrulnik : un apport à la psychiatrie de l’adulte

Comment les jeunes générations de médecins et de soignants peuvent-elles s’intéresser à une spécialité médicale sans bases théoriques claires et éclatée entre des pratiques plurielles ? Comment échapper au sentiment de fixité, de fatalité et d’impossibilité de changement que donne la nosographie psychiatrique? Les thèmes de l’attachement et de la résilience sont une bonne base de départ.

Attachement et résilience: Boris Cyrulnik, un auteur accessible à tous

Les très nombreuses publications de Boris Cyrulnik permettent d’échapper à ce sentiment d’inéluctabilité des troubles psychiques. Ce qu’il écrit ne donne pas au lecteur le sentiment d’être dans un traité de psychiatrie ou un livre de psychanalyse.

Et pourtant le lecteur est immergé dans un propos dans lequel les relations humaines sont omniprésentes assorties de moyens de comprendre le sens de nos pensées et de nos conduites. Mais aussi le sens et les avatars des relations familiales en fonction des circonstances nombreuses qui affectent une famille.

Le chemin qu’il nous fait suivre passe par les sciences humaines, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie, l’éthologie humaine et animale mais aussi dans la neurobiologie, la neuropsychologie.. et débouche sur le champ de la culture.

Boris Cyrulnik  est un enfant juif de la Shoah :  ses deux parents ne sont pas revenus des camps de concentration. Enfant, il a été recueilli et caché, par différentes familles et institutions d’un endroit à l’autre.

Un large champ d’observation de l’enfance : les ruptures d’attachement

Son cadre d’observation n’est pas celui de l’hôpital psychiatrique. Il exerce dans des orphelinats, des institutions d’accueil pour les enfants abandonnés ou retirés à leur famille. Il y constate les troubles consécutifs aux ruptures d’attachement. De ce fait on est dans un champ de pratique très différent de celui de la maladie mentale de l’adulte, champ à partir duquel la psychiatrie s’est développée.

C’est dire qu’on est d’abord avec les enfants, à l’étude des liens qui se nouent et se brisent selon les aléas de leur vie. Cela commence par la vie foetale et la communication sensorielle en la mère et l’enfant à naitre. Liens parfois stables et riches permettant un développement harmonieux. Mais parfois pauvres et instables d’où découle un étayage peu cohérent voire soumis à des ruptures traumatiques, avec des liens substitutifs qui s’avèrent porteurs ou pas.

Après la 2e Guerre Mondiale, l’enfance en souffrance

Dans cette période, plusieurs auteurs, René Spitz, Bruno Bettelheim, Anna Freud dévoilent l’état des structures d’accueil, et des institutions pour nourrissons et enfants orphelins, abandonnés ou retirés à leurs parents. A Londres, dans les suites des bombardements allemands, qui ont fait de nombreux morts et orphelins. Aux États-Unis, dans les orphelinats et autres lieux d’accueil.

Dans ces structures, les soins étaient uniquement axés sur la propreté et l‘alimentation qui paraissaient nécessaires et suffisants. On méconnaissait complètement les besoins  relationnels des nourrissons, essentiels à leur développement. À l’époque, l’idéologie de ses structures étaient basée sur le fait qu’il ne fallait pas trop s’occuper des enfants au risque de s’y attacher…

Plusieurs auteurs, R. Spitz, B. Bettelheim, Anna Freud ont décrit les phases dramatiques de l’abandonnisme avec progressivement le désespoir qui s’installe, la dépression qui gagne ces enfants qui se retirent sur eux-mêmes, les dégâts irréversibles et parfois la mort.

Attachement et résilience : des travaux essentiels

John Bowlby : la théorie de l’Attachement

John Bowlby est un psychiatre psychanalyste anglais (1907–1992). Il fut le secrétaire de D.W. Winnicott. Il s’opposa au courant classique de la psychanalyse freudienne, basée sur la description et le développement de la sexualité infantile pensée comme organisateur essentiel de la vie psychique. Mis à l’écart des milieux psychanalytique, dominant, à partir d’études sur l’éthologie humaine et animale, il met en évidence ce qui lui paraît primordial : l’attachement du nourrisson et du bébé à sa mère ou à une personne de substitution qui en fait office.

Mary Ainsworth ( 1995-1999) et les schèmes d’attachement

En 1965, cette psychologue américano-canadienne, invente un protocole : la “Strange situation” ou “Situation étrange”. Il consiste à observer le comportement d’un enfant d’environ un an, qui entre avec sa mère dans un bureau aménagé, avec des jouets à sa disposition. Puis, entre une personne étrangère, la mère quitte le bureau, puis quelques minutes après revient. Comment se comporte l’enfant ? Trois modes (ou schèmes) d’attachement se distinguent:

  • l’attachement sécure : l’enfant passe l’épreuve assez tranquillement, joue, explore, l’espace, cherche à entrer en relation avec la personne étrangère: 65% des enfants sont dans ce cas
  • L’attachement évitant : l’enfant ne regarde pas sa mère, n’est pas troublé par son départ, il explore peu le milieu, et ne montre pas d’émotion de soulagement au retour de la mère: 20 % des enfants sont dans ce cas
  • L’attachement ambivalent : l’enfant est en détresse avant même la séparation, il est collant et difficile à réconforter. La mère est souvent passive, craintive : elle n’entoure pas le nourrisson

Les formes d’attachement sont stables. Ils ont une valeur prédictive et les mêmes enfants, revus à l’adolescence, ont présenté dans 60 % des cas, le même style relationnel.

Emmy Werner (1929-2017) et la résilience

En 1960, cette psychologue contribue à une étude longitudinale de suivi de 698 enfants vivant à Hawaï dans des conditions de carence familiale très sévère (pauvreté, violence, addiction, discorde, conjugale, troubles psychiques chez les parents). 30 ans plus tard, sur les survivants retrouvés, 30% de ces enfants sont devenus des adultes relativement bien adaptés. Ils vont bien, ils ont une famille, il travaillent. Comment comprendre cela ? En 1982, elle donne à ce phénomène le nom de résilience.

En psychiatrie des adultes : les multiples traumatismes de la vie

Les traumatismes ne sont pas seulement sexuels. Dans l’abord courant de la pathologie mentale, on ne mesure pas suffisamment l’effet des événements traumatiques de la vie. Dans le recueil d’information d’un entretien psychiatrique, ils sont souvent négligés ou passés sous silence. Les évènements traumatiques sont éloignés, comme abrasés, presque silencieux ou peu mentalisés, peu reconnus dans leur importance. Ou bien ils sont enregistrés sur un mode factuel qui doit figurer dans une observation, mais n’a pas à être forcément étudié de plus près. Citons :

  • La mort précoce d’un parent :  du père, de la mère, d’un frère, d’une sœur, surtout pendant l’enfance ou l’adolescence
  • Le départ d’un parent, une dépression de la mère, occurrences fréquentes dont on ne cherche pas assez à mesurer les effets dans l’histoire du sujet
  • les fortes tensions à l’intérieur du couple parental allant jusqu’aux violences et à la rupture
  • les effets d’un changement important des conditions économiques de la famille

La réorganisation relationnelle après le traumatisme : quels nouveaux attachements?

  • Quelles ont été les suppléances internes à la famille ? Par qui ? Une grande sœur, une tante ou une grand-mère ?
  • Quelle suppléance externe ? par une amie, une parente éloignée, une voisine, une entrée en institution ?
  • Quels ont été les effets d’une recomposition familiale à la suite d’un divorce, quand un parent fonde un autre couple ? Souvent ces effets sont différents pour chaque enfant, parfois heureux, parfois malheureux. Ils laissent des traces.

En effet, dans la tradition de la psychiatrie des adultes, on s’attache plus à ce qui s’observe dans l’actuel, par exemple dans les détails des « mécanismes d’un symptôme, d’un délire ou d’un comportement qu’aux soubassements historiques de la vie de l’enfant qu’a été le patient.

A ne pas penser à ce qui a eu lieu dans l’histoire familiale et dans sa dynamique, il se peut qu’on n’exploite pas toutes les possibilités du soin.

Quel enfant étiez vous? Les styles d’attachement

La question se réfère au style d’attachement de chaque enfant. Je ne dis pas que nous ne le fassions jamais à l’heure actuelle. Mais cela pourrait entrer plus étroitement dans notre façon de penser l’apparition d’un trouble , par exemple une phobie voire une psychose aigüe et son éventuelle résolution partielle ou complète. Le plus souvent, il  n’est pas besoin d’un traitement psychothérapique ou psychanalytique institués dans les règles pour ouvrir ce champ de l’entretien vers le passé signifiant du sujet et de sa famille. En entretien psychiatrique courant, on peut voir apparaitre, quand les conditions relationnelles sont bonnes des souvenirs utilisables du patient.

A l’inverse un entretien psychiatrique centré principalement sur la cotation des symptômes, n’ouvre pas de perspective de compréhension. Une patient me disait : « j’ai rencontré un psychiatre récemment, il m’a posé des questions pendant 10 minutes, il a fait des cotations, puis il m’a parlé de lui pendant 20 minutes puis il m’a fait une ordonnance et voilà.. »

Boris Cyrulnik fait communiquer plusieurs champs dans le concept de résilience

Il me semble que les jeunes, ceux qui seraient susceptibles de s’intéresser à une orientation vers la psychiatrie adulte, pourraient profiter de la lecture d’un auteur comme Boris Cyrulnik.

Son ouverture aux sciences humaines, à l’éthologie humaine et animale, son expérience clinique multiforme, enrichissent la compréhension du lecteur futur psychiatre, psychologue, infirmier ou assistant social. Il affronte le problème très complexe de l’articulation avec le somatique. Ainsi, il retient dans ses schémas explicatifs tout ce qui peut venir des neurosciences, de la neurobiologie, de la neuroradiologie, des recherches sur la neuroplasticité. Ajoutons le problème crucial de la génétique et de l’épigénétique… Qu’est-ce qui est déterminé par le matériel génétique transmis et qu’est-ce qui vient du développement individuel, de ses aléas heureux et malheureux qui peuvent largement infléchir le capital génétique de départ ?

Le concept majeur, auquel il a attaché son nom, la résilience, la capacité à surmonter les traumas et à trouver une voie viable et fructueuse contient et rapproche tout cet ensemble. Il émane de cette ouverture une lecture empathique de l’itinéraire vital des patients dont il nous parle. Le ton est optimiste, et cet optimisme découle de la réussite de son propre itinéraire personnel, tout à fait remarquable, après les épreuves de son enfance. Mais aussi, de la façon dont il a déployé son vécu personnel et sa très grande culture dans son engagement professionnel. Sa facilité de lecture vient de sa qualité pédagogique et de la multitude d’exemples cliniques, très vivants qu’il déploie sous nos yeux.

Boris Cyrulnik cherche à  dépasser l’opposition stérile du psychique et du somatique, de l’inné et de l’acquis. Il laisse aussi une place au hasard, à la chance, à la rencontre, à l’inscription du sujet dans la culture et les activités culturelles qui sont souvent des tuteurs de résilience.

Autre avantage : il met en continuité les champs de la psychiatrie de l’enfant et de la psychiatrie de l’adulte, qui sont en France très  cloisonnés.

Résilience, réhabilitation, rétablissement, accompagnement par les pairs

La notion de résilience est sous-jacente aux courants actuels, en psychiatrie de la réhabilitation, du rétablissement, de l’accompagnement qui décrivent de nouvelles modalités de l’engagement thérapeutique du monde psychiatrique.  Ce courant suscite beaucoup d’intérêt chez les jeunes, si on pense à leur affluence dans les grands congrès sur la réhabilitation.

Notons cependant un flou dans la théorie des troubles et dans son articulation à l’action thérapeutique. Si la résilience est bien à l’arrière-plan de l’action des équipes de soins, alors il faut mieux illustrer ses modalités.  Car la résilience ne se décrète pas : c’est un processus complexe, individuel, unique conditionné par l’histoire individuelle et familiale du sujet, ses compétences innées et acquises de tous ordres, mais aussi par le hasard et les rencontres. Quels ont été pour un sujet ses tuteurs de résilience?

Le processus de résilience met en jeu de multiples facteurs et un accompagnement discret et empathique est possible, à l’opposé d’une position fataliste.

Optimisme et réalisme : les limites de la résilience

Très loin d’un optimisme béat, Boris Cyrulnik est réaliste jusqu’au bout. Il indique les limites que rencontre le processus de résilience (2). Limite biologique, quant à l’équipement du cerveau en neurotransmetteurs, limites affectives liées au milieu qui propose ou pas des tuteurs de résilience, limites affectives découlant de l’utilisation de divers mécanismes de défense et d’adaptation au milieu, , certains ouvrant des perspectives de résilience, et d’autres, comme le déni, le clivage, l’agressivité trop forte ou la tendance régressive en réduisant les possibilités.

Comme facteurs négatifs il relève la solitude, le non-sens, la honte, l’absence de structures de soins ouvertes, l’impossibilité d’un engagement dans une activité culturelle.

Boris Cyrulnik dans les médias

Rarement, un chercheur a autant volontiers parlé de lui dans les médias,  de sa vie, de son développement, de sa famille, de la façon dont il a compris les aléas de son enfance. Mais aussi de ses prises de conscience successives, du remaniement incessant de ses souvenirs.

Il semble le faire sans réticence, avec même un plaisir à communiquer, une analyse toujours disponible de ce qui se passe avec son interlocuteur. Il donne ainsi la possibilité de mieux comprendre sa pensée et son action, en utilisant en écoutant des podcasts.

Son itinéraire d’enfant orphelin, les tuteurs et circonstances de résilience, son succès personnel et professionnel rendent optimiste.

Bibliographie :

Cyrulnik B., La naissance du sens, Hachette Littérature, 2001, p25-49

Cyrulnik B., Les vilains petits canards, Odile Jacob, 2001

Anaut M., Résilience, de la recherche à la pratique in Recherche en soins infirmiers,2015, N° 121, p28 à 39

Anaut M., Le concept de résilience et ses applications cliniques in Recherche en soins infirmiers 2005/3 (N° 82), pages 4 à 11

Cyrulnik B., Jorland G., Résilience – connaissances de base, Odile Jacob, 2012, p 191.

Ecouter les podcasts :

La grande table des idées, Adèle Van Reth, 1er décembre 2014

Boris Cyrulnik : A voix nue : La résilience et l’espoir (juin 2021)

La grande librairie: émission spéciale (mars 2022)

Voir aussi :

Les premiers 1000 jours : bébé mode d’emploi, nov 2023, France TV

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