Témoignage de praticien : se cogner à la Covid-19

Témoignage : un psychiatre-psychanalyste raconte sa pratique de la téléconsultation pendant l’épidémie de Covid-19. Voir aussi l’interview de Jean François Solal

« Restez chez vous ! »

Le 17 mars 2020, obéissant sans barguigner aux consignes gouvernementales impérieuses, je fermai sagement mon cabinet pour le rouvrir huit semaines plus tard, le 11 mai, premier jour du déconfinement. Quelques collègues ne l’ont pas fait, usant de leur statut de médecin, pour continuer de consulter auprès des patients qui voulaient bien se déplacer ; mais comment laisser ces derniers discuter avec la police, de la nature « indispensable » de leurs séances de psychanalyse ? Et surtout comment nous exposer, eux et moi, au terrible coronavirus circulant ? J’avais la responsabilité de nous soustraire aux risques épidémiques qui pourraient contaminer un espace familier, qui inspirait confiance, mon cabinet du psychanalyste.
Je confinais donc comme mes patients.

Une communauté inédite

Eux comme moi échangions par téléphone ou en vidéoconférence depuis notre lieu privé, réciproque, de confinement, mon domicile et le leur ; ou celui de leur partenaire, de leurs parents, parfois depuis une résidence secondaire en province. En tous cas, depuis un lieu d’intimité, habituellement non partagé, et soustrait au partenaire analytique. La parole se déploie au mieux dans un espace de transition qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre expliquait Winnicott. Est-ce la raison pour laquelle certains patients se sont retirés dans leur voiture pour me parler ? Ensemble donc, sans espace transitionnel autre que celui que la parole cherche à délimiter quand elle s’adresse. Insuffisamment, car il est arrivé que le patient craigne que la communication soit brutalement coupée : « Etes-vous là ? – Oui, je vous écoute » n’est pas un échange habituel en présence, encore que le patient puisse toujours craindre notre absence, y compris en notre présence physique. La difficulté à tenir notre silence, à supporter le leur, a entrainé une plus grande fréquence de nos interventions ; tous mes collègues l’ont remarqué. La parole est aussi pertinente que le silence, et tous deux font effet. Comme eux, n’avons-nous pas craint d’avoir disparu dans l’espace virtuel des ondes hertziennes ?
Au téléphone, mes collègues et moi-même avons pu constater des effets variés et inattendus. Certaines cures connurent un regain, d’autres un arrêt. Dans cette situation inédite, nos patients nous ont surpris, et ce fut le plus souvent heureux. Nous nous sommes surpris aussi : la communauté de situation, chacun à un bout de la ligne ou sous l’œil de la webcam, nous a « désarmé », nous obligeant à nous passer du filet protecteur d’un cadre immuable, tout en le réinventant pour la circonstance ; il en faut un, stable, pour que la cure de parole puisse se déployer.

L’urgence d’être écouté et entendu

Parmi mes patients, plusieurs ont été atteints par la Covid-19 et certains ont longuement souffert d’une symptomatologie redoutable et variée : extrême fatigue, insomnies rebelles, douleurs erratiques, dyspnée épuisantes et inquiétantes puisque tout le monde savait qu’elle pouvait vous envoyer en réanimation, cette antichambre de la mort pour 40% de ceux qui y rentraient. Certains patients ne pouvaient pas se lever de leur lit pour la séance, et certaines furent reportées lorsque l’essoufflement ne leur permettait plus de parler. A l’autre bout du fil, je percevais l’urgence vitale mais aussi l’urgence d’être écouté et entendu, tant le combat avec le virus les laissait dans une solitude qu’aucun proche ne parvenait à réduire. Avant cette pandémie, nous avions tous suivi des patients atteints d’une maladie grave, qui nous avaient amené à maintenir un lien téléphonique, mais jamais dans le cadre général d’une pandémie qui pouvait atteindre quiconque, sans maladie préalable, une pandémie qui ne nous épargnerait pas non plus : « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » écrit La Fontaine dans Les Animaux victimes de la peste. A nouveau, un destin commun menaçait notre neutralité, la bienveillance de notre écoute, et nuisait à cette disparité subjective qui fonde le lien analytique. Tous pareillement inquiets, alors que le transfert suppose une altérité radicale, et que le patient n’a que faire d’un autre lui-même, tout autant affecté. Je sortais de ces entretiens épuisé et inquiet, avec le sentiment que le Réel cognait trop fort, qu’il asservissait patients et analystes à la crainte d’une atteinte mortelle, physique et psychique, qu’il pouvait mettre en pièces notre univers symbolique. On parlait au début de plusieurs centaines de milliers de morts en France

La réalité du monde est filtrée par le discours que le patient tient en séance, c’est une situation banale. L’espace de la séance est confiné, c’est une réduction ouatée des désordres du monde. La violence inouïe de la pandémie, celle de la réponse par le confinement, séparaient deux mondes, celui des confinés, et celui des malades et des soignants. Le monde de la maladie et de la mort n’eut de visibilité que sur les médias en continu. Ce clivage m’a amené, avec de nombreux collègues, psychiatres, psychologues, psychanalystes, à tenter de soulager l’effort conséquent de nos cadets à l’hôpital, ceux qui étaient « en première ligne », comme on disait alors. Je ne suis pas parvenu à rejoindre une plateforme pour une écoute active des soignants, mais j’ai intégré « la réserve » de la Consultation d’Urgence Médico-Psychologique (CUMP) fondée en 1995 après l’attentat du RER Saint-Michel, toujours réactivée dans l’urgence, comme en 2015 lors de l’attentat de Charlie-Hebdo. Et cette fois-ci face à la pandémie de la Covid-19, la CUMP s’est étoffée d’un numéro d’appel, un poste d’urgence médico-psychologique (PUMP) à destination des victimes, plus rarement des soignants. Les coopérations avec la Mairie de Paris, la Croix-Rouge et le Samu de Paris ont amené la CUMP de Paris à occuper une place privilégiée dans le dispositif d’urgence médicopsychologique, destiné à faire face sans délai à des situations sanitaires exceptionnelles. La PUMP téléphonique a fait ses preuves à côté des consultations présentielles. Aux côtés de « volontaires », plus engagés, présents physiquement à la plateforme téléphonique de l’AP-HP, les « réservistes » se sont répartis, depuis leur lieu de confinement, des astreintes téléphoniques de trois ou quatre heures, de 9h à minuit, sept jours sur sept. Entre le 15 avril et le 3 juin, j’ai ainsi reçu au téléphone treize personnes qui ont bénéficié de vingt-cinq consultations, j’ai rappelé certaines d’entre elles deux ou trois fois. Un premier bilan de cette expérience, d’une toute autre nature que celle que j’ai connue au téléphone ou en vidéoconférence avec mes analysants, mérite d’être partagé. Ces consultations téléphoniques furent thérapeutiques, et à défaut d’être psychanalytiques, elles furent riches d’enseignements pour le psychanalyste. Que l’écoutant soit médecin et qu’il ait exercé – il y a bien longtemps – comme « psychiatre de liaison » à l’hôpital général fut précieux.

Un inconnu colonisateur qui modifie la perception du corps propre

A quelques rares exceptions près, ces entretiens sont fort longs, au moins une heure. Ils portent d’abord sur la maladie, mais peut-on parler de maladie au singulier, quand ses symptômes sont aussi erratiques, évoquant une atteinte simultanée ou successive d’appareils corporels séparés ? Le coronavirus s’est montré ubiquitaire, illogique pour le corps médical et pour les patients. Si on a su très tôt qu’ils souffraient de pneumonies atypiques, on a méconnu longtemps les troubles digestifs, les neuropathies, les inflammations de tous les organes atteints successivement ou simultanément, sans respect pour la séparation des appareils, pulmonaire, digestif, neurologique, cérébral. Une symptomatologie qui amène le patient à téléphoner au SAMU, « parce que je ne sais pas ce que j’ai ». Ils se sentent colonisés, possédés par un Alien inconnu qui se joue des certitudes acquises et des experts médicaux ; parfois la maladie ouvre l’espoir d’une amélioration, et même d’une guérison, et voit la maladie réapparaitre de plus belle le lendemain, ou quelques jours plus tard. La plupart des maladies ont leur rythme, leur temporalité, leur spatialité. La Covid-19 n’en a pas. Leur corps n’appartient plus au patient, il ne le reconnait plus. Les médecins ne le rassurent pas. Alors que le diagnostic de Covid est inquiétant, beaucoup d’entre eux auraient souhaités être reconnus malades de la Covid, que le diagnostic soit établi. Souvent, il ne l’est pas encore, parfois jamais : test diagnostic non fait, ou tardivement, ou négatif, contre toute attente ; scanner diagnostique et pronostique non prescrit, probablement saturé, les choix sont faits en fonction de la gravité, sérologie négative, mais nous savons qu’elle n’est pas fiable… Faute de certitudes, les médecins maintiennent le doute, et s’abstiennent : pas de diagnostic, pas de traitement.
Dorian, un de mes premiers patients, la cinquantaine, exerce une profession intermédiaire, il est marié, et a deux enfants. Il pense être atteint d’une forme digestive de la Covid-19 depuis plus de quatre semaines. Il vient donc de dépasser la date limite de prise en charge par la COVIDOM, plate-forme téléphonique médicale, chargée d’appeler chaque jour des patients que leur médecin généraliste ont inscrit. Il y a quelques jours, de fortes douleurs thoraciques soudaines amènent le médecin du COVIDOM à proposer une visite hospitalière chez un cardiologue : « On ne sait jamais, il ne faudrait pas passer à côté d’autre chose ». L’entretien porte d’abord sur le doute diagnostic du fait du caractère erratique des troubles. Dorian tente de tenir un récit sur le trajet de ses douleurs, qui relève d’une anatomie fantastique où tous les systèmes communiqueraient : les douleurs thoraciques migrent vers le haut, puis redescendent dans le ventre et donnent finalement des brulures des extrémités, pieds et mains. L’incertitude diagnostique conduit Dorian, très angoissé à l’issue de sa prise en charge par le COVIDOM, le laissant maintenant sans interlocuteur, à appeler le SAMU qui me l’adresse. Ce n’est qu’à l’issue de ce récit, après avoir été rassuré sur la nature probablement Covid d’un tel foisonnement symptomatique, que Dorian peut enfin parler de lui. Il s’isole de sa propre famille mais attribue à ses proches sa relégation volontaire. Dorian en convient et évoque en fin d’entretien, le décès de son père, il y a quelques années, dans une grande solitude, au cours d’une hospitalisation pour des problèmes digestifs justement, comme il en connait depuis un mois. Je rappellerai trois fois ce patient qui désire maintenant commencer une psychothérapie et parler de ses difficultés comme père d’adolescents.
La plupart des entretiens se présentent avec cette temporalité : un long temps descriptif de symptômes que le sujet ne peut référer à rien de connu, qui trouble les médecins généralistes et les conduisent à communiquer à leur patient une incertitude diagnostique source d’angoisse. Je me garde bien de les interrompre : je dois avant tout prendre acte de cette réalité un peu folle, donner crédit à ce récit d’attaque corporelle, avant que le malade puisse ensuite prendre la parole en son nom, et non en celui de la Covid.

Un virus sournois révélateur d’une histoire cachée

Les trois entretiens que j’ai mené avec Dorian lui ont permis d’évoquer pour la première fois avec un thérapeute, ses difficultés de père auprès d’adolescents, et sa culpabilité de fils d’un père disparu trop vite, sans que le patient n’ait pu l’accompagner dans son agonie.

Le cas suivant montre bien que l’épreuve de la maladie et la façon dont la patiente l’a traitée a ravivé un secret jamais évoqué.
Mireille est en arrêt de travail depuis le premier jour du confinement, le 17 mars, pour des crises d’angoisse ; les premiers symptômes de la Covid-19 sont venus ensuite. Elle présente des signes courants mais non pulmonaires. Les tests sont négatifs. Elle travaille en milieu médical. Elle ne se plaint qu’auprès du COVIDOM, jamais auprès de proches. Je m’en étonne. « J’ai toujours appris à m’en sortir toute seule. » me dit-elle. Pourtant, les crises d’angoisse surviennent dans une extrême solitude, celle du confinement. Après trois quart d’heure d’entretien, Mireille me fait part d’un abus sexuel durable, dans son enfance, de la part d’un membre de sa famille. Elle prétend n’en avoir jamais parlé à quiconque depuis qu’enfant, elle en avait informé ses parents ; ils lui ont mis un doigt sur la bouche, ne jamais en parler. Elle a fait deux tentatives de suicide il y a dix ans. Deux jours après mon conseil de consulter, de prendre la parole confisquée, elle avait déjà joint un psychothérapeute et me remercia chaleureusement de l’avoir « déconfinée ». En signe de reconnaissance, elle apporta quelques spécialités culinaires dans le service Covid de l’hôpital.

Une extrême solitude

Les médecins n’aiment pas être confrontés à leur ignorance. Alien est une créature imaginaire et non un objet scientifique. Les patients pâtissent de cette méconnaissance médicale. Sans diagnostic, en ville, alors que des messages sinistres, radiodiffusés, les enjoignent de ne pas bouger de chez eux mais d’appeler urgemment le 15 dès que les signes d’essoufflement majorent, ils sont abandonnés à leur solitude et à l’effroi d’une souffrance jamais éprouvée. Non seulement, la mort est à leur porte, mais ils sont aussi pourvoyeurs de mort pour leurs proches. Ils s’identifient au virus de mort et sont devenus de mauvais objets contaminants. La seule issue est de majorer le confinement qu’on leur demande d’observer. L’extrême confinement est la sanction légitime d’une contamination dont ils sont coupables. Leur solitude est autopunitive et les oblige à un confinement extrême ; contaminés par le virus de mort, ils s’y sont identifiés, et sont devenus à leur tour de mauvais objets contaminants

Nathalie pense avoir contracté la Covid-19 auprès d’un bébé dont elle a la garde, à la crèche où elle travaille. Elle se plaint, elle-aussi, d’oppression thoracique douloureuse. Elle a éloigné tous les membres de sa famille, enfants, fratrie, compagnon : « J’aime être seule, je ne veux contaminer personne. » Je la trouve très angoissée et déprimée. Je crains une tentative de suicide : « Je n’ai pas peur de la mort, au contraire ! » n’est pas fait pour me rassurer. Au cours d’un second entretien quelques jours plus tard, elle m’est reconnaissante du premier et a retenu qu’elle ne pouvait pas rester dans une telle solitude sans ses proches. Elle reconnaît la part subjective de son isolement et accepte de contacter la consultation de psychiatrie de son secteur.
Tout s’est passé comme si un seul appel téléphonique, celui d’un tiers avait rompu le vœu d’extrême solitude imposée par la crainte d’une projection agressive : Nathalie infectée, ostracisée et surtout contaminante.

A la demande de la CUMP, je téléphone à Catherine qui est malade depuis deux mois et demi : douleurs neuropathiques, douleurs de la fosse nasale, l’ORL consulté estime que l’abrasion de la muqueuse sera longue à cicatriser, vomissements, diarrhée, asthénie sévère, plus personne ne croit en ses allégations ; le médecin généraliste la met sous anxiolytiques qui aggravent son asthénie. « C’est de l’angoisse » lui dit-il. Les tests sont négatifs. Elle ne peut se prévaloir de la Covid. « Pour mon entourage, je suis nulle ». Catherine passe ses journées au lit, pas toutes, cela change d’un jour à l’autre, mais elle reconnait ne pas profiter des accalmies : « La dernière fois que je suis sortie, je me suis évanouie. » Elle a deux enfants adolescents qu’elle élève seule et qui lui amènent un plateau devant la porte de sa chambre : « Je suis confinée dans le confinement. »

La Covid-19 ouvre à un vécu mélancolique, comme cette soignante qui a contracté la maladie dans son service. Son chef de service est en contact permanent avec elle et lui a permis de ne pas sombrer
Fernande est malade depuis trois semaines ; elle a contaminé sa fille de vingt-cinq ans avec laquelle elle vit. La sévérité symptomatique chez sa fille entraine son hospitalisation une semaine plus tard. « J’ai suivi l’ambulance en voiture. J’imaginais suivre son corbillard ; je me sentais coupable et seule ; la Covid, c’est la maladie de la solitude. » Sa fille est rétablie mais Fernande a rechuté : « J’ai demandé de la Chloroquine, le traitement de ma fille, mais cela m’a été refusé. » A l’entretien téléphonique suivant, trois jours plus tard, Fernande va mieux ; à défaut de Chloroquine, elle a reçu l’antibiotique qui lui a souvent été associé : le Zythromax, qui lui permettait de rejoindre sa fille. « On est toujours en vie, l’angoisse diminue de jour en jour. »

Se cogner à la COVID

On évoque aujourd’hui la crise de la Covid-19 ; elle a atteint directement le corps et la vie psychique de quelques-uns ; ils en sont morts ou en sont sortis guéris, certains avec des séquelles durables, chroniques, encore inconnues. La crise de la Covid a aussi atteint indirectement tout le corps social, notre mode de vie, nos relations à l’autre et nos manières de penser, non que celles-ci aient changées pendant la crise : notre pensée est durablement affectée, faute de pouvoir épuiser les questions posées par la Covid.

Au téléphone, le discours tenu par les patients de la CUMP tient du désarroi et du rapport à l’impossible. La crise de la Covid peut être rapportée à la catégorie du Réel lacanien, le Réel en tant qu’impossible : à dire, c’est-à-dire à symboliser, et même à imaginer, tant les discours tenus sur la maladie peinent à faire récit. « Le Réel, c’est l’impossible, c’est quand on se cogne » dit Lacan dans son séminaire Les Psychoses. On n’en a pas fini de se cogner à la Covid, alors que nous passons notre temps à projeter sur elle une intentionnalité meurtrière et croire qu’elle est une ennemie invisible qui n’en finit pas de nous cogner.

Les politiques n’ont pas été en reste pour diffuser cette illusion. Les éléments de langage furent martiaux : « Nous sommes en guerre. » Lors d’une allocution solennelle, la veille du confinement, lundi 16 mars à 20 heures 02, à six reprises, le président de la République a utilisé la même expression. Le Président, chef des armées, a sonné la « mobilisation générale » contre un « ennemi (…) invisible, insaisissable ».
Dans une allusion directe à la Résistance, il a appelé « tous les Français à s’inscrire dans cette union nationale qui a permis à notre pays de surmonter tant de crises dans le passé. »
La solennité du propos est à la hauteur de l’effort demandé aux Français. Mais assimiler le virus à un ennemi envahisseur contre lequel nous sommes en guerre présente le risque que cette guerre, nous pourrions la perdre, d’autant qu’une guerre contre un ennemi qui n’appartient pas au genre humain n’eut lieu jusqu’à présent que dans la science-fiction. Gagner la guerre suppose un Etat-major digne de cette déclaration de guerre. Ce ne fut pas le cas. Il ne rentre pas dans le cadre de mon propos de développer les propos chaotiques et divergents sur les masques, les tests, les traitements ; convenons que ni le commandement, ni l’intendance n’ont suivi. La parole donnée n’a pas été soutenue ; le discours politique s’effondra comme un château de cartes et nous laissa désemparés, sans protection régalienne, dans une extrême solitude, chacun seul face au virus.
Des commentateurs ont rappelé la débâcle de 1940, si bien décrite au moment même où elle avait lieu, par Marc Bloch, le fondateur des Annales, dans son livre « L’étrange défaite » écrit sur le moment-même. L’extrait suivant montre bien l’incurie qui rendait prévisible le désastre :

« Certaines défaillances, qui je le crains, ne sont guère niables, ont eu leur principale origine dans le battement trop lent auquel on avait dressé nos cerveaux. Nos soldats ont été vaincus, ils se sont, en quelque mesure, beaucoup trop facilement laissé vaincre, avant tout parce que nous pensions en retard. »

Science et Politique

La Science, représentée comme partenaire du politique, n’a pas été en reste : elle a aussi rencontré la cognée d’un Réel qui a réduit ses prétentions méthodologiques. La prestigieuse revue Lancet a retiré son agrément à un article, jugé foireux par un professeur de médecine qui a renoncé aux règles qui président à la recherche scientifique, au nom du bon sens, celui du peuple, face à l’arrogance des élites. La science connait aussi le populisme ! Tâtonnant en direct sur les chaînes et les réseaux sociaux, les experts auraient dû être plus prudents, plutôt que de confronter leurs opinions devant un public médusé, de plus en plus inquiet.

Le Réel a donné une leçon d’humilité aux « sachants », les politiques, les économistes, les savants. Ceux-ci étaient interpellés par Lacan, dans une conférence tenue en 1974, à Rome, et publié sous le titre “Le triomphe de la religion” :

« Les savants commencent à avoir les foies, toutes ces petites bactéries avec lesquelles nous faisons des choses merveilleuses, supposons qu’un type les sortent du laboratoire (…) Un fléau sorti des mains des biologistes. Nous n’en sommes pas encore là (…) Ce qui marche, c’est le monde. Le réel c’est ce qui ne marche pas. »

Défait d’un « cadre » que les psychanalystes défendent habituellement bec et ongles, chacun dût s’accommoder d’options qu’il aurait vivement dénoncé avant la crise, au téléphone pour certains, en visioconférence pour d’autres, masqués ou sans masque, avec ou sans draps d’examen, de ceux qu’utilisent les médecins pour examiner leurs malades. Comment faisons-nous face au réel, nous autres, psychanalystes ? Aussi difficilement que chacun. Eux comme nous, écrivais-je hâtivement en introduction.

Certes, le réel nous affecte tous, mais pas pareillement. La pratique analytique, comme analyste, comme analysant, impose un mode particulier de rapport à soi, à ses productions inconscientes. J’ai eu des patients en analyse, très malades de la Covid, qui ont continué leurs séances par téléphone et j’ai pu constater que penser, associer, rêver, certes dans la difficulté, au ralenti, demeurait le régime que je leur connaissais. Alors que les patients de la CUMP, ignorant de ce travail, restaient dans l’incapacité de faire face, de faire émerger, malgré les vicissitudes, une part subjective leur permettant malgré tout de soutenir une parole dans notre monde symbolique. Le réel emportait les patients « naïfs », et les charriait dans son flot tumultueux ; ils en étaient l’objet, ils s’y cognaient.

L’expérience de la Covid fut une épreuve, qu’il fallait franchir pour rester en vie, plutôt qu’un traumatisme dont nous connaissons mieux la clinique produite. Le caractère mondial de la pandémie, l’absence d’intentionnalité, de sens commun, éloigne cette expérience des traumas que nous connaissons. L’avenir dira, à terme, si les patients connaîtront les conséquences psychiques de graves traumatismes.

Chaque long entretien, malgré notre ignorance, ouvrait à l’écoute d’une parole que l’ignorance n’aurait pas discréditée. Tous les patients, sans exception, en ont conçu une gratitude, dont ils me faisaient par au second ou troisième entretien. Des entretiens thérapeutiques, je l’ai écrit plus haut, et non psychanalytiques même si le moteur en était un transfert massif – qui est resté bien-sûr ininterprété – non psychiatriques non plus, à l’exception d’une patiente hypochondriaque qui a profité de l’aubaine pour actualiser ses symptômes.

Si je n’ai pas été convoqué comme analyste, j’en ai tiré les leçons nécessaires à ma pratique. Je me suis déconfiné, j’ai aéré le cabinet des relents de « renfermé » pour me confronter à ces patients soumis à la violence du monde. En ouvrant nos fenêtres sur le monde, nous suivons l’exemple de Freud : la psychanalyse ne peut s’exercer hors-sol et échapper à la réalité, à la cognée du réel.

Jean-François SOLAL, psychiatre et psychanalyste, Paris

Lire l’interview complète de Jean-François SOLAL

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