Réflexion sur la téléconsultation : fatigue psychique ou physique ?

Le Dr Hayat est psychiatre et psychanalyste. Il propose une réflexion sur la fatigue éprouvée par les professionnels de la santé mentale dans la pratique de la téléconsultation. Vous pouvez contribuer par vos commentaires à alimenter le débat.

Beaucoup d’entre nous ont témoigné de la fatigue éprouvée à la suite d’une, et surtout de plusieurs téléconsultations consécutives, par téléphone ou en visioconférence.

Il s’agit d’une fatigue lourde, à la fois physique, comme si le corps était tendu voire courbatu, et psychique, comme s’il persistait une sorte de “reste non vécu” dans cet échange. [1]

De quoi le corps est-il porteur, dont l’absence dans la situation de la téléconsultation nécessite un effort dans l’échange avec un patient ? Alors que certains patients disent se sentir tout à fait à l’aise avec ces nouvelles modalités d’échange ?

Je propose ainsi une réflexion, une hypothèse qui j’espère, suscitera des commentaires de la part des lecteurs.

Car, plus avant, il faudra alors réfléchir sur le choix de ces nouveaux dispositifs en fonction du fonctionnement psychique des patients.

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Le corps est porteur d’une partie essentielle de la communication dans l’échange avec l’autre.

Notre comportement, notre gestuelle, notre ton, notre prosodie, composent notre attitude. Or cette attitude n’est pas un simple accompagnement de la langue parlée adressée à un interlocuteur : elle la précède.

Elle exprime d’abord un ressenti corporel correspondant à une situation donnée. C’est ce ressenti qu’on partage – ou pas – physiquement, corporellement, avec un interlocuteur hic et nunc, ici et maintenant. Et particulièrement lorsque celui-ci raconte une histoire chargée d’émotions.

 

La communication du nourrisson passe par le corps.

Observons le nourrisson qui gazouille et met son corps en mouvement. Les sons qu’il émet sont la conséquence de la vibration qu’il produit en soufflant par la bouche, en pinçant les lèvres. Souvent il bave et il perçoit la salive couler de sa bouche. Il associe ainsi cette sensation corporelle à l’état du moment. Ici c’est un ressenti d’harmonie intérieure qui coïncide avec une situation extérieure calme et tranquille.

Il en va de même dans d’autres situations : des cris de douleur ou d’angoisse témoignent d’un vécu différent, et sont associés à une gestuelle différente.

 

Plus tard, le bébé va jouer avec un objet.

Le bébé tripote l’objet, le met à la bouche, émet des sons. Il constitue ainsi une expérience sensorielle et corporelle correspondant à cette situation nouvelle, afin de l’incorporer.

L’enfant ne parle pas, il ne dialogue pas avec l’objet. Il donne l’illusion de dialoguer avec l’objet. Et c’est sur cette illusion que se construit le langage, sur l’injonction de l’adulte qui l’accompagne.

Mais c’est l’adulte qui interprète ces sons comme une ébauche de langage. Il “pervertit” ainsi l’expérience corporelle de l’enfant. Cependant, celle-ci persiste. Elle est plus ou moins contenue et exprimée dans le langage avec son cortège de gestuelle, de retenue, de ton, de silence, de prosodie terne ou vivace, etc.

 

 

Je fais l’hypothèse que c’est ce reste qui  est partagée dans la rencontre « en chair et en os » avec l’autre. Ainsi, au-delà du langage, lorsqu’on écoute quelqu’un, on éprouverait le même ressenti corporel que lui, hic et nunc, en “partageant” la même situation. Lorsque l’interlocuteur raconte une histoire qu’il aurait vécu de façon réelle ou fantasmée  que l’on peut reconnaître comme l’ayant vécu soi-même de façon réelle ou fantasme, on partagerait la même réactualisation émotionnelle.

Tout se passe comme s’il existait une sorte de langage universel d’expérience corporelle, correspondant à telle ou telle situation donnée.

C’est cette expérience corporelle qui manque dans la téléconsultation.

En téléconsultation, le thérapeute ne peut pas recevoir du patient cette valence du langage, et donc la partager. Il doit se cantonner à recevoir une information symbolisée par des mots privés de ce substrat corporel, ce vécu irremplaçable.

En retour, il doit contenir ses propres ressentis corporels, forcé qu’il est d’être attentif aux messages symbolisés que lui envoie le patient.

La fatigue à la fois physique et psychique après plusieurs téléconsultations, résulterait de ce constat.

Certes, on sait qu’il existe des avantages à la téléconsultation. On observe souvent que les patients « en profitent » pour dire certaines choses qu’ils ne peuvent pas évoquer « en présentiel », par honte ou par crainte d’instaurer un climat de trop grande séduction, voire incestuel. Il est alors utile et nécessaire de pouvoir « reprendre » en présentiel le contenu de ces séances et les conditions dans lesquelles ces éléments sont apparus.

Ainsi, une psychothérapie construite uniquement en téléconsultation risquerait de s’enliser dans une intellectualisation des affects, et dans la construction d’un discours défensif dans une communauté de déni.

On sait que des sociétés de psychanalyse, aux États-Unis, valident des cursus entièrement pratiqués en visioconférence…

Des développements peuvent découler de cette hypothèse.

On pourrait réfléchir à l’utilisation des différents dispositifs de communication :

  • Divan/fauteuil
  • Face à face
  • Téléphone
  • Visioconférence
  • Psychodrame analytique
  • …..

Il faudrait alors chercher ce qui correspond le mieux, à un moment donné, au fonctionnement psychique d’un patient. Ainsi, on sait combien le psychodrame analytique a montré qu’il existait une congruence entre son dispositif, son cadre de soins, et le fonctionnement état-limite ou borderline de certaines personnes.

On pourrait en dire autant des thérapies de groupe ou en groupe, et plus particulièrement de la Psychothérapie Institutionnelle en considération du fonctionnement psychotique.

Sur le plan théorique, cette interrogation pourrait porter sur l’organisation du langage et la structuration de la personnalité. Et en particulier sur la question du “moi corporel” et la distinction d’un dedans/dehors si complexe dans le fonctionnement schizophrénique.

 

[1] Rappelons que les consultations par téléphone ne sont pas agréées par la Sécurité Sociale et déconseillées par le conseil de l’Ordre. Excepté en cas d’urgence ou si le patient ne peut pas se déplacer et ne dispose pas de matériel permettant l’échange en visioconférence. Cela ne s’applique pas aux séances de psychothérapie hors cadre de la SS. De fait, nous en avons donc tous, peu ou prou, l’expérience.

 

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