Mémoire, rêves, et antidépresseurs

mémoire rêve, antidépresseurs Freud souligne que depuis l’antiquité, on a observé que « les rêves peuvent révéler au médecin les premiers signes d’un changement du corps imperceptibles pendant la veille » (Aristote, Hippocrate)

Ce pouvoir diagnostique du rêve semble mis à contribution par certains de nos patients déprimés,

c’est le cas lorsqu’ils s’interrogent sur la mémorisation ou la tonalité de leurs rêves sous traitement antidépresseur. Dans quelle mesure ces rêves sont-ils les témoins de reconstructions ou changements qui s’opèrent dans leur dépression, même si ces changements sont encore “imperceptibles pendant la veille” ?

Rappelons qu’avant tout traitement

  • La dépression affecte la pensée dans son ensemble (attention, concentration, mémoire, plaisir de lire…). Les troubles du sommeil sont un signe habituel de la dépression
  • La réduction de fréquence des rêves est habituelle, et leur tonalité est souvent pénible, voire il s’agit de rêves d’angoisse ou de cauchemars. Ces derniers peuvent annoncer une rechute dépressive encore peu “perceptible pendant la veille”

Les remarques de nos patients sous traitement concernent par exemple

  • La fréquence des rêves: « je fais moins de rêves depuis que je prends cet antidépresseur »… « je rêve davantage depuis que nous diminuons le traitement »
  • Ou encore, le contenu des rêves, qui  surprend, ou l’abondance de ses images
    • Ainsi cette patiente s’étonne et s’inquiète « depuis que je prends ce médicament, mes rêves sont devenus plus animés, avec plein de personnages… C’est peut-être aussi parce que je vais mieux ? »

Il est remarquable que ces questions viennent quand la dépression est moins prégnante, quand une curiosité pour la vie psychique reprend. Quand l’insomnie, les troubles de la mémoire et de la concentration liés à la dépression sont moindres. Quand notre patient compare implicitement la tonalité et la fréquence des rêves « d’avant la dépression” à celles qu’il ressent maintenant sous traitement.

Ainsi, ces rêves s’adressent au rêveur en même temps que celui-ci interroge son médecin.  Le traitement est-il toujours un soutien pour la pensée, ou devient-il une gêne pour celle-ci ? Le moi (mémoire, cognition, autonomie psychique…) est-il moins attaqué par la maladie, reprend-il pied ? ou n’est-ce qu’un artifice lié aux traitements ? Moi sous traitement, ce n’est pas moi entend-on souvent.

L’action des antidépresseurs sur les rêves est peu étudiée

Quelques études, cliniques ou neuroscientifiques, rares, s’intéressent à l’influence des psychotropes sur les rêves. Ces dernières soulignent que l’étude “scientifique” (c’est-à-dire en laboratoire) des rêves est difficile, parce que le rêve « échappe aux regards et aux instruments de mesure du chercheur ».

Soulignons seulement ici les résultats pratiques immédiats de ces études sophistiquées. Elles confirment la justesse des observations de nos patients. En effet, dans leur grande majorité, les antidépresseurs réduisent la fréquence des rêves, ou plus exactement, des « rappels de rêve », nous allons préciser cette nuance. Quant au contenu des rêves, il a en effet tendance à devenir plus positif parallèlement à l’amélioration de la dépression.

Rêve et mémoire sous antidépresseurs et psychotropes

Dans l’ensemble, les conclusions des études neuroscientifiques montrent que c’est la mémorisation des rêves qui est modifiée par les médicaments antidépresseurs et de nombreux psychotropes.

C’est assez récemment que ces études ont exploré davantage l’influence des psychotropes sur les récits de rêves. Ces chercheurs nomment les récits de rêve « rappels de rêves ». En effet, il s’agit pour eux de bien distinguer deux temps du rêve. D’une part, le rêve-rêvé, le rêve qui prend naissance et se développe au cours du sommeil, dont on sait en fait peu de choses. Et d’autre part le rêve tel qu’il est raconté au moment d’un réveil. Ainsi étudie-t-on l’influence des antidépresseurs sur la fréquence des rappels de rêves, la durée de ces récits, leur tonalité affective, etc.

 

Il n’est pas si simple d’évaluer l’action des antidépresseurs sur les rêves

En effet, il faut tenir compte des modifications que la dépression elle-même induit, avant tout traitement comme nous l’avons vu. Ainsi, on fait appel à des volontaires non déprimés pour différencier les modifications du rêve induites par les antidépresseurs de celles qui sont induites par la dépression.

 

Quel est l’impact des anti-dépresseurs sur les rappels de rêves de ces volontaires non déprimés

  • On peut retenir d’une façon générale, que les antidépresseurs réduisent la fréquence des rappels de rêve de ces volontaires. Cela a été étudié avec l’imipramine (Tofranil®), la trimipramine (Surmontil®), la paroxétine (Deroxat®), la mirtazapine (Norset®), la miansérine (Athymil®)
  • Par contre, la clomipramine (Anafranil®) et surtout l’amitriptyline (Laroxyl®) ne semblent pas modifier les paramètres des rêves (fréquence, intensité sensorielle ou émotionnelle)
  • La fluoxétine (Prozac®) est un cas à part. En effet, c’est l’un des rares antidépresseurs étudiés qui augmente la fréquence des rappels des rêves

 

Quel est l’impact des anti-dépresseurs sur les rappels de rêves de personnes en dépression

  • Comme chez les volontaires non déprimés, les antidépresseurs réduisent la fréquence des rappels de rêves
  • En revanche, le contenu des rêves change. En effet, il a tendance à devenir plus positif et/ou plus intense (émotion, sensorialité) parallèlement à l’amélioration de la dépression.
  • Certains antidépresseurs semblent pouvoir activer des cauchemars (fluoxétine (Prozac®), venlafaxine (Effexor®), duloxétine (Cymbalta®), en particulier lors d’un sevrage trop rapide.

 

On a étudié également l’influence d’autres psychotropes sur le sommeil et les rêves

Ainsi les anxiolytiques, les neuroleptiques, les thymorégulateurs.

Dans l’ensemble, les psychotropes sédatifs réduisent la fréquence des rappels des rêves. On rapporte cet effet à la plus grande continuité du sommeil que ces psychotropes favorisent, continuité qui réduit les micro-éveils qui émaillent normalement le sommeil. Ainsi, pour ces recherches actuelles, ces micro-éveils semblent bien la condition pour que les rêves vécus soient mis en mémoire. Et ensuite remémorés, « rappelables », au réveil

En revanche, l’effet de ces psychotropes sur le contenu des rêves est moins clair que celui des antidépresseurs dans la dépression

Un autre résultat théorique important de ces recherches est que l’impact des psychotropes sur le sommeil paradoxal ne conditionne pas leur effet sur les rappels de rêves

 

Dans quelle mesure tenir compte de ces données concernant l’effet des psychotropes sur les rêves ?

En effet, les chercheurs qui s’intéressent à ces questions notent que les études sont peu nombreuses, fragmentaires, ne portant souvent que sur un petit nombre de personnes. En outre, leurs conditions de réalisation les rendent peu comparables entre elles. Et surtout, pour les cliniciens, elles ne concernent qu’un petit nombre d’antidépresseurs. Dont certains qu’on utilise d’ailleurs beaucoup moins aujourd’hui (les tricycliques).

Néanmoins, il est probable que les cliniciens peuvent passer outre ces critiques méthodologiques, même s’ils precrivent principalement des produits qui n’ont pas été testés « scientifiquement ».

En effet, les antidépresseurs constituent un groupe de médicaments aux effets assez homogènes. Et en particulier, les effets sur le rêve semblent malgré tout assez solides d’une étude à l’autre. Enfin, et surtout, ces effets correspondent assez largement à ce que les praticiens peuvent observer pour peu qu’ils s’intéressent à ces questions

 

La relance des pensées dans le traitement des dépressions

Ainsi, il est classique que divers troubles du sommeil accompagnent le repli et la fatigue au cours d’un épisode dépressif . Le caractère souvent négatif des rêves montre que l’angoisse et la souffrance morale imprègnent le vécu et la pensée du malade jusqu’au sein du sommeil. Les troubles cognitifs, l’impuissance du fonctionnement quotidien s’y expriment également très souvent.

Et lorsque la dépression s’atténue, une activité onirique devient plus présente avec une tonalité plus positive. Cependant, comme nous l’avons vu, notre patient peut repérer que le médicament diminue la fréquence ordinaire de ses rêves. Il nous semble important d’être attentifs au moment de cette interrogation. Il semble alors exister une perplexité, sinon un début de conflit. D’un côté notre pateint ressent (intuition, endo-perception) la remobilisation des processus de pensée figés par le dépression. Mais de ce fait même, d’un autre côté, il devient conscient des effets inhibiteurs des antidépresseurs sur la mache de ses rêves.

Il faut savoir aussi qu’à la reprise de l’activité onirique, celle-ci peut devenir « bizarre », ou très pénible, faite de cauchemars. Il en est de même si l’on arrête brusquement le médicament antidépresseur (sevrage brutal). Ce n’est peut être pas qu’une question de molécules. Car lorsque les processus émotionnels et de pensée reprennent, il faut que ces processus de reprise ne soient pas trop angoissants et restent  vivables. Tout se passe alors comme si le cerveau avait besoin, dans beaucoup de cas, de prolonger suffisamment l’effet inhibiteur des antidépresseurs. Cela rejoint notre prudence de prescripteurs.

Dans l’ensemble

Les antidépresseurs semblent bien avoir, globalement, un effet inhibiteur sur la mise en mémoire des contenus vécus du rêve. Mais cet effet devient surtout sensible lorsque l’évolution positive de la maladie réduit le repli du malade et les troubles de mémoire proprement dépressifs. C’est-à-dire lorsqu’il s’interroge sur une vie psychique qu’il sent se déployer à nouveau. L’effet inhibiteur des antidépresseurs pourrait apparaître alors au sujet tantôt comme un effet indésirable (les antidépresseurs réduisent mes capacités), tantôt comme une limitation encore nécessaire (est-ce que je vais suffisamment mieux pour fonctionner sans eux?).

Nous pensons que ces questions enrichissent notre échange clinique.

Remarques

Nous avons délibérément écarté de ce texte les apports, considérables, de Freud à l’étude des rêves. Notons seulement ici que la mémoire et la mémorisation des rêves étaient au coeur de ses préoccupations.

Nous reviendrons dans un prochain article sur quelques apports et quelques questions théoriques en rapport avec l’étude « scientifique » des rêves.

 

Une référence neuroscientifique

Rêve et psychotropes, par A. Nicolas et P. Ruby, chercheurs Inserm et CRNL, Lyon, 2015, in La Lettre du Psychiatre • Vol. XI – n° 2 – Mars-avril 2015,

 

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