L’Homme Limite et l’Intelligence Artificielle

Intelligence Artificielle

Sur le plan anthropologique, l’Homme est défini par sa capacité à se servir puis à fabriquer des instruments. Ainsi il prolonge son corps et transmet son savoir-faire et son savoir. Qu’il s’agisse de lunettes pour augmenter sa vue, d’appareil d’audioprothèse pour augmenter son ouïe ou de prothèses greffées on est dans le même registre que la faucille et le marteau.

En s’adjoignant l’Intelligence Artificielle d’une machine, en voulant augmenter son intelligence l’Homme change de registre. Il ne s’agit plus de développer et d’étendre la motricité de son corps ou de l’un de ses cinq sens à la rencontre de l’objet. Il s’agit d’étendre son intelligence, c’est-à-dire sa capacité à penser le monde extérieur et – toute la question est là – de se penser soi-même. Cette expansion de tout son être a toujours été un des grands fantasmes organisateurs de la psyché humaine.

Mais qu’est-ce que l’Intelligence, comment la définir ?

Les mathématiciens, les ingénieurs, les psychologues (selon leur obédience psychanalytique ou neurocognitive), chacun a sa façon d’aborder le problème selon l’idée qu’il se fait de l’Homme dans le monde.

In fine, on peut regrouper les définitions de l’Intelligence selon deux grandes catégories :

  • L’Intelligence pragmatique, fonctionnelle. Elle traite le rapport au monde extérieur sous forme de réponse de comportement en fonction d’un problème posé par un objet tout à fait « objectalisable », c’est à dire perceptible de façon commune par tout le monde. Il s’agit alors de choisir la bonne solution grâce à un arbre de décision.
  • L’Intelligence subjective, une intelligence de situation. L’objet est perçu comme Sujet et établit avec le locuteur un rapport intersubjectif de transformation réciproque.

Ces catégories rejoignent les 2 points fondamentaux qui distinguent les différentes définitions de l’Intelligence Artificielle :

  • Les définitions qui lient la définition de l’IA à un aspect humain de l’intelligence, et celles qui la lient à un modèle idéal d’intelligence non forcément humaine, nommée rationalité
  • Les définitions qui insistent sur le fait que l’IA a pour but d’avoir toutes les apparences de l’intelligence (humaine ou rationnelle), et celles qui insistent sur le fait que le fonctionnement interne du système d’IA doit ressembler à celui de l’être humain et être au moins aussi rationnel[1].

Or cette forme d’intelligence pragmatique est prévalente dans le fonctionnement psychique des patients états-limites.

Rappelons que ce qui caractérise ce mode de fonctionnement c’est un défaut de symbolisation. Ce défaut porte sur la symbolisation primaire[2], c’est à dire sur la transformation de la perception de l’objet en représentation de choses. Ainsi, lorsque la représentation de chose est transformée à son tour en représentation de mot (symbolisation secondaire), le symbole (le mot) ne contient pas la trace de la perception de l’objet. Il ne peut donc pas intérioriser la sensation procurée par l’objet.

Le mot va représenter l’objet dans sa fonctionnalité tel un pictogramme. En effet, à partir du moment où les processus de symbolisation ont pu inscrire les perceptions sensorielles dans un système de représentation, le Sujet peut suffisamment distinguer la réalité matérielle extérieure de la réalité psychique interne en tant que réalité qui est accordée aux phénomènes inconscients. Ceux-ci étant constitués de processus primaires qui renvoient à des affects et à des représentations[3].

Le fonctionnement névrotique

Dans le fonctionnement névrotique, les perceptions sont liées à des représentations. Le système de désirs ne se heurte pas à la réalité extérieure qui ne constitue pas un obstacle. Dans ce cas, quels que soient les obstacles qu’oppose la réalité extérieure, il existe un système dans lequel ces désirs vont trouver une certaine forme de satisfaction : c’est le système inconscient sous la forme du rêve, du fantasme, du souhait, voire sous la forme du symptôme.

C’est grâce à ce travail de symbolisation que se constitue l’espace psychique interne, monde des fantasmes, lieu de réalisation en rêves pendant le sommeil ou en rêveries éveillées, de tous les désirs non réalisés, ou non réalisables car interdits. Cette capacité à fantasmer est avant tout un mécanisme permettant de lutter contre la dépression liée à la perte de l’Objet, et de limiter la circulation des affects.

Le fonctionnement limite

Dans le cas du fonctionnement limite, les perceptions sensorielles ne sont pas symbolisées ni inscrites dans un système de représentation. Ce n’est plus le principe plaisir/déplaisir qui gouverne, mais c’est la compulsion de répétition qui concerne les expériences agréables comme les expériences douloureuses.

La recherche de l’excitation, comme trace de l’objet perdu, est au cœur du fonctionnement social et culturel de l’état limite. Cette sexualité où l’objet est réduit à une source d’excitation, sans jamais devenir Sujet à son tour, en est caractéristique.

L’état limite est donc centré par un vide consistant, plein, agissant, structurant. Ce n’est donc pas le vide que le névrosé peut rencontrer, c’est à dire un vide de manque, d’absence, qui porte vers l’espoir et le désir. L’Homme en état limite ne peut pas supporter la frustration. L’absence de l’objet qu’il n’a pas pu intérioriser (avec lequel il ne peut pas dialoguer dans son espace psychique interne défaillant) est vécu comme une perte quasi-dévitalisante.

J’ai décrit dans un article précédent[4] le changement de norme de fonctionnement psychique qui a évolué au fil du temps, du fonctionnement névrotique paradigmatique du Sujet Kantien des sociétés modernes issues des Lumières vers un fonctionnement limite de nos sociétés post- moderne. Toutes les avancées technologiques actuelles visent à réduire, sinon annuler la distance tant temporelle que spatiale avec l’objet qu’il s’agisse, par exemple, d’Internet, des imprimantes 3D, de la multiplication des transports de plus en plus rapides.

Le défaut de symbolisation prive l’Homme Limite de sa capacité à intérioriser l’Objet et donc de le mémoriser. Il lui faut donc s’adjoindre une mémoire extérieure munie de puissant algorithme consultable à merci – c’est la fonction du smartphone.

L’Homme Limite

L’Homme Limite est fasciné par les neurosciences qui lui promettent d’être capable de transformer l’autre en un objet totalement « objectivable », mathématisable, prévisibles, maîtrisables et, somme toute, dé-subjectivé.

Cette volonté de ne rien vouloir savoir de l’expérience de l’altérité, cette dé-subjectivation du Monde a pour conséquence que l’Homme Limite se pense lui-même comme un objet sans mystère. Son comportement est forcément adapté, toujours perfectible et en rapport avec un monde totalement rationnel.

Voilà, à l’origine de l’Intelligence Artificielle, son ambition ultime : pouvoir se débarrasser au mieux de toute dimension subjective en soi car c’est une nécessité économique. C’est une conséquence logique de l’évolution du Sujet des Lumières transformé en Homme Limite dans nos sociétés post modernes.

Dans ces conditions, il est possible de projeter à l’extérieur cette forme d’intelligence pragmatique et de confier à une puissante machine calculante le soin d’en définir les contours et d’explorer toutes ces possibilités. En retour, cette machine mise à la disposition de l’Homme Limite l’« augmenterait » dans la multiplicité de ses choix et par voie de conséquence, dans ses capacités d’adaptation et ceci de façon imaginairement infinie.

Mais tous les systèmes d’Intelligence Artificielle butent in fine sur l’Indicible, l’Inconnu, l’Insaisissable, la dimension non rationnelle de l’Humain.

Comment faire comprendre à un ordinateur que l’Homme peut prendre des décisions non rationnelles, contraires à son intérêt immédiat pour des raisons d’économie psychique liées à des effets d’après coup, de conflits inconscients, de refoulement qu’il est nécessaire de conserver pour protéger le Moi. Peut-on imaginer un ordinateur pris dans un conflit entre deux options (désirs ?) contradictoires, celui de rester au service de l’Homme et celui d’imposer à l’Homme – dont il dépend pour sa survie – sa propre façon de penser le Monde ?[5]

Quel type de « symptôme » présenterait alors cet ordinateur ? Il faudrait, dès à présent, penser à un nouveau métier : psychologue d’ordinateur comme l’imaginent trois chercheurs américains dans un article cité par le Huffingtonpost du 28 juin 2018[6].

Et l’Homme Limite aura beau essayer d’injecter de l’émotion à la place de l’affect dans les systèmes logique de l’Intelligence Artificielle, de l’imprévisible, de l’aléatoire, de l’Irrationnel comme ils disent, il n’y arrivera pas.

Alors, pour l’avenir, l’Homme Limite aura le choix entre deux voies :

  • Ou bien il renoncera à sa folie des grandeurs, au projet d’auto-engendrement de son intelligence et il acceptera la dimension subjective de l’Être, l’insaisissable de l’Humain. Il se « névrotisera » en quelque sorte en constituant un monde psychique interne et en développant sa capacité à fantasmer. Et les névrosés que nous sommes savent combien l’Intelligence Artificielle augmente de façon prodigieuse l’Intelligence pragmatique sans entrer en concurrence avec l’Intelligence subjective qui reste seul maître à bord.
  • Ou bien il continue dans la poursuite de cette chimère et il n’aura comme seule issue que de vivre ses émotions dans un monde virtuel à sa main. C’est ce monde virtuel qui est en concurrence avec son Intelligence subjective.

Les jeunes générations peuvent et doivent s’en inquiéter.

 

[1] Le Monde Festival : Yann LeCun et l’intelligence artificielle (cité par Wikipédia)

[2] Roussillon René et Anne Brun : Formes primaires de symbolisation Dunod 2014

[3]GREEN A. Genèse et situation des états limites, in Les états limites P.U.F. 2002

[4] HAYAT Marc L’Homme limite et sa société, sous l’angle d’une anthropologie psychanalytique Psychiatrie Française N°4 2011 pp 27-41

[5] Pensons à cette scène du film de Stanley Kubrick « 2001, Odyssée de l’espace » où le cosmonaute Bowman désactive un à un les blocks mémoires de l’Ordinateur HAL 9000 qui cherche à l’éliminer pour prendre la direction des opérations. Cette scène est aujourd’hui un archétype du fantasme de l’Homme dominé par la créature qu’il a créée dans le projet d’un auto-engendrement.

[6] Vahid Behzada, Arsan Munir, RomanV. Yampolskiy A psychopathological approach to safety engineering in AI and AGI

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