Commentaire du livre “Du névrosé d’antan à l’Homme limite d’aujourd’hui”

Marc HAYAT : Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui.

La compagnie littéraire, Paris, 2022.

De la société moderne à la société post moderne, le névrosé n’est plus ce qu’il était et se révèle avoir plutôt un fonctionnement limite ou borderline.

Le fonctionnement psychique de l’individu est en analogie avec celui de la société dans laquelle il s’inscrit.

Marc Hayat est ici un conteur avant même d’être un psychiatre et un psychanalyste. Il nous raconte une histoire qui est d’abord la sienne, celle d’un enfant juif tunisien venu en France très tôt, en 1961 après la guerre de Bizerte, celle d’un homme occidental pris dans la Grande Histoire et dans l’évolution de la société. Il illustre à sa façon comment le drame individuel éclaire le drame général, comment le fonctionnement psychique de l’individu est en analogie avec le fonctionnement psychique de la société dans laquelle il s’inscrit. C’est  le livre d’un homme , d’un psychiatre humaniste, comme il se définit lui-même, qui tente de saisir quelque chose du monde dans lequel il vit et travaille.

L’expérience sensorielle et la perte

Marc Hayat pose la question du partage, dans l’altérité, de l’expérience sensorielle et de celle de la perte. Son hypothèse est que cette question s’inscrit de façon différente dans une philosophie de la subjectivité, selon qu’elle est à l’anglaise où il est avant tout question d’adaptation au monde, ou à la française, la philosophie des Lumières où le fou, devenu malade, peut et doit être sujet de lui-même, sujet de ses soins et co-constructeur de sa propre vie.

La mloukhia

La question de l’homme limite, le titre de l’ouvrage, vient, comme en second, au travers un récit qui est d’abord un récit très personnel et affectif. C’est dense, c’est généreux comme la mloukhia – ce ragoût à base de poudre de corète séchée et pilée, avec de la viande et du merguez mijotés dans l’huile -, préparé autrefois par sa mère, dont l’auteur nous parle en poète et en épicurien. Il est à l’instar de Proust, dont il s’inspire, son propre romancier, témoignant du passage de la société moderne à la société postmoderne. Sans compter que le projet est ambitieux quand il convoque à la fois la philosophie, la psychanalyse freudienne, le social et…Dieu !

Il peut être difficile de distinguer des prises de position politiques et idéologiques, de vécus affectifs, voire intimes de l’expérience, d’une théorisation pertinente de la psychopathologie d’un nombre de plus en plus important de nos contemporains. On peut par ailleurs ne pas être d’accord quand il défend le colonialisme, assimile l’antisionisme à l’antisémitisme et interroge Dieu…

Le dedans et le dehors

On retrouve dans son livre la difficile question des limites entre le dedans et le dehors. Nous parle-t-il de son intimité ou de sa réflexion théorico clinique sur les états limites ? Il nous propose un aller et retour incessant entre dedans et dehors, entre intimité et extériorité, entre métapsychologie et métaphysique et c’est aussi ce qui rend le propos si vif. Il nous invite, en quelque sorte, dans son ouvrage à une Expérience Corporelle Partagée[1] (ECP), ce concept qu’il défend par ailleurs dans le contact au quotidien avec les patients psychotiques dont il a eu la charge pendant de nombreuses années en institution psychiatrique à la sauce psychothérapie institutionnelle !

Incestualité, antoedipe et séduction narcissique

Son dernier chapitre met, de façon dynamique, un peu d’ordre dans tout cela et permet aux esprits cartésiens d’y retrouver leur latin et leurs patients, au travers l’observation fine de l’intolérance à la frustration, des défauts de symbolisation, de la dimension incestuelle, voire traumatique des pathologies limites. Il assimile le bombardement d’image et d’informations propre aux sociétés post modernes au viol, viol de la pensée, viol de l’intimité, confusion et collapsus de l’espace du fantasme, de la réalité interne et de la réalité externe. L’analyse qu’il fait des ravages de la séduction narcissique érigée en modèle, société de l’antoedipe éliminant toute culpabilité et n’assurant plus la croissance psychique des individus qui la compose, rapporté à l’expérience du nazisme est plutôt convaincante et inquiétante… La question demeure de la nécessité pour les praticiens de devoir, et pouvoir, intégrer toutes ces modifications à la fois psychopathologiques et sociétales dans leur approche clinique.

 

[1] Hayat M et Robert. Ph. (2018) : L’homme limite et la machine. Psychiatrie française, N°3.2018 pp 37.49

 

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